Dans un monde d’interdépendances et images instantanées où les banquiers centraux apparaissent de plus en plus comme des divinités démiurgiques lointaines, peu de gens savent qu’en 1988 Ben Bernanke n’était qu’un jeune professeur d’économie à Princeton. Elève studieux de l’actuel gouverneur de la banque centrale d’Israël, chercheur ambitieux, il s’était néanmoins attaqué au problème aujourd’hui tristement connu dans son appellation anglaise de Credit Crunch. Brillant, il mit au point avec Alan Blinder un modèle permettant de démontrer de manière univoque les liens de causalité entre une crise de Dette Souveraine et l’assèchement du marché du Crédit bancaire d’un pays.

Depuis lors, d’autres économistes un peu solitaires ont pu remarquer que 70 des 82 cas de crises bancaires répertoriés entre 1970 et 2009 dans le monde, menant à l’assèchement du Crédit, étaient accompagnés de Crises Souveraines plus ou moins sévères. En même temps, d’autres empiristes pas vraiment médiatiques arrivaient à brasser les données de 149 pays entre 1975 et 2000, pour nous dire qu’en cas de faillite d’un pays (il en a eu 85 sur la période) les répercussions sur le crédit offert par les banques du pays étaient toujours « prononcées » et « négatives », voir que la probabilité d’une crise bancaire augmentait de 5 fois. D’autres universitaires, remettant au goût du jour l’ancien modèle de l’actuel gouverneur de la Fed, ont constatés que les pertes potentielles anticipées par les marchés entre début 2010 et fin 2011 sur les obligations de certains pays de l’Eurozone ont eu un impact « négatif » sur les crédits accordés dans ces pays, beaucoup plus évident sur les prêts bancaires à l’économie que sur d’autres types d’actifs financiers. Tandis que d’autres encore, peu diserts en prévisions futuristes, ont pu certifier qu’en cas de Crise Souveraine les marchés du crédit des pays émergeants subissent un assèchement du fait du départ des créanciers non-résidents.

Au moment même où le débat autour de l’appartenance de certains pays à l’Eurozone prend parfois des allures dramatiques, apparaît la nécessité pour les économies du Sud du Continent d’émerger et rattraper le retard accumulé par rapport à celles du Nord. Il est grand temps de se poser une fois de plus la question si la bonne solution passe par mettre plus d’Etat (et donc un risque souverain) là où les marchés n’arrivent plus à fonctionner comme il faut (pour donner du crédit aux particuliers, entreprises et collectivités), ou s’il faut en revanche des règles plus équilibrées et claires pour que plusieurs types d’acteurs se lancent dans le jeu de la concurrence et acceptent d’endosser davantage de risques de crédit. Après 4 années où les dirigeants politiques Européens de tout bord, même les plus volontaires, ont été accusés de ne rien faire pour améliorer le cadre du jeu de la finance bancaire, le président Hollande, accusé à tort de mollesse, tranche et décide de créer une nouvelle Banque Publique d’Investissements en France, pour financer ce que «son» marché du crédit n’arrive pas à faire tout seul. Dans cette phase politique intense, l’Italien Mario Monti, qui a surement croisé le jeune Bernanke au MIT de Boston dans les années 1970, apparaît le meilleur allié du président socialiste. Il paraît donc utile d’analyser ce qui s’est passé dans les dernières années sur le marché du crédit Italien et essayer de comprendre si les deux hommes aux parcours politiques fort différents pourront rester longtemps alliés.

·      Le Crédit Crunch à l’Italienne : constat

Dans ses deux numéros d’avril et juillet 2012, l’Osservatorio Monetario de l’université catholique Sacro Cuore de Milan présente une analyse complète de comment les problèmes que l’Etat Italien rencontre à émettre des bons du trésor sur le marché primaire depuis l’explosion de la crise Grecque de l’été 2011 impactent le coût de refinancement des banques transalpines et, en dernier ressort, la quantité de crédit offert par ces mêmes banques.

Dans une zone Euro où les banques commerciales « universelles » jouent encore le premier rôle dans le financement des économies nationales, le bon du trésor constitue probablement l’actif clé dans les bilans de toutes ces grandes banques : actif au risque très limité, correctement rémunéré par rapport à d’autres formes de prêts à l’économie, il présente l’avantage de pouvoir être donné « à pension » à sa banque centrale contre une rallonge momentanée, dans le cas prétendument lointain que le capital, les obligations émises et les dépôts des clients de ces banques ne leur permettent pas de financer la totalité de leurs emplois. Il s’avère toutefois qu’en Italie, au moment même où d’autres pays Européens fortement endettées (le groupe des GIPSI) se rendaient compte que certains bons du trésor pouvaient contenir plus de risque que d’autres, les plus grandes banques commerciales nationales commençaient à alléger leurs portefeuilles de bons du trésor Italiens et à augmenter la cadence de leurs propres émissions obligataires (dans l’ordre, la troisième ressource de financement la moins couteuse pour financer leurs actifs, après une « pension » à la BCE et des dépôts stables par les clients).

Dans un contexte de récession économique de moins en moins larvée, où les dépôts de clients appauvris allaient forcement devenir moins épais et la volatilité de la cotation boursière des banques ne pouvait qu’augmenter, les 5 plus grandes banques cotées de la péninsule[1], ainsi que les 3 principaux groupes non cotées[2], ont donc pris une décision tout à fait rationnelle, en augmentant leurs émissions obligataires: de 621 opérations réalisées en 2010 par ces 8 acteurs, on est donc passé à 862 en 2011. Les groupes cotées ont réalisés 670 de ces émissions de 2011, mais juste 312 du total des opérations ont été réalisées sur des marchées réglementées, la tendance du moment étant plus au placement privé de ces obligations bancaires. La TAB.1 donne une idée du poids des émissions obligataires des banques Italiennes dans leur ensemble sur la totalité des émissions réalisées par les banques de la zone Euro pour se financer sur la période 2009-2011. Le fait que le émissions non-cotées augmentent proportionnellement plus que les cotées entre 2010 et 2011 (TAB.2) n’est pas anodin: historiquement compliqués à déchiffrer, alambiqués, les prospectus de ces émissions par les banques Italiennes ont été progressivement simplifiées, jusqu’à devenir finalement confidentiels pour la plupart. Les émissions privées de 2011 ressemblent donc plus à des prêts plain-vanilla (un taux créditeur attractif plus une échéance plus ou moins lointaine; très souvent, il s’agit néanmoins de covered bonds assortis d’une garantie réelle) qu’à des titres financiers structurées. Malgré cet effort de transparence indéniable, les acheteurs ne se sont pas bousculés au portillon, et le pourcentage en valeur des émissions bancaires Italiennes qui ont pu être placées est descendu de 82,3% de l’offre sur la période 2006-2009 à 74,7% entre 2009 et 2011. Pour les émissions de titres obligataires cotés il s’agit en plus d’une vraie débâcle, le pourcentage des bonds vendus sur les marchés durant les trois dernières années pleines n’atteignant qu’un petit 67,6% de l’offre, malgré des efforts ultérieurs sur les coupons offerts.

Cet assèchement des ressources des banques Italiennes n’est pas resté sans conséquence. Trois nous paraissent les plus dignes d’une réflexion comparative: la taille des bilans des banques Italienne s’est réduite (du fait de la baisse des ressources pouvant être prêtés à l’économie); le niveau des crédits accordées au pays dans son ensemble a diminué en volume; le prix des crédits octroyées a augmenté (du fait d’une ressource plus chère aussi, à cause du prix du coupon offert à la hausse). Dans ce contexte, il ne faut donc pas se surprendre si toutes les banques Italiennes exposées à un marché des obligations bancaires pour le moins « atone » se sont rouées au guichets de la BCE dès que cette dernière a décide d’ouvrir les vannes du financement centrale (les deux LTROs du 21 décembre 2011 et du 28 février 2012). L’économie Italienne n’a toutefois pas pu encore bénéficier encore de l’amélioration du profil de liquidité de ses banques engendrée par la BCE: malgré les efforts en cours pour réduire la taille de l’Etat Italien et de ses collectivités locales, de plus en plus chères à financer à crédit, malgré la finesse de son premier ministre et son attachement aux valeurs de la régulation des marchés, malgré une propension innée des entrepreneurs Italiens à s’exporter sur les marchés émergeants, la demande interne Italienne n’est pas repartie et le pays vit son cinquième trimestre consécutif de récession (TAB.3)

 

·      Une Banque Publique d’Investissement : juste une autre banque ?

Le président élu François Hollande ne doit peut-être pas faire face à la situation dramatique qui affronte son collègue transalpin, mais pour autant les chiffres de la croissance du PIB Français ne sont pas plus encourageants que celles de l’Italie (TAB.4).

Politiquement, sa situation est peut-être inviable aux yeux de beaucoup d’autres de ses homologues des pays GIPSI: l’économie est à l’arrêt, rien ne bouge, par où commencer ? Enterrés une fois pour toutes Keynes et ses politiques de demande (qui, pour ceux qui ne l’avaient pas encore compris, récompensent seulement ceux qui détiennent de la monnaie à des fins de « spéculation », et non pas « prudentiels » de liquidité comme dans la judicieuse variant au modèle IS-LM concoctée en 1967 par John Hicks), la palette des instruments pour stimuler une économie atone reste assez large quand même. Même dans une économie constamment sous l’oeuil de Bruxelles, de Washington et de la rue, il serait envisageable de taxer les riches et donner aux pauvres, ponctionner les vieux et donner aux jeunes, réduire l’Etat et laisser jouer les marchés, s’inventer des nouvelles appellations et filières pour mieux écouler les produits Français à l’étranger, …

Dans ce contexte de calme électrique, où chaque pays au Sud et à l’Ouest de l’Hexagone est en récession, le président élu décide méthodiquement de s’attaquer au point 1 de son programme et de commencer par « faire le ménage » dans le financement des collectivités locales Françaises, en créant une Banque Publique d’Investissements. Les actifs toxiques de Dexia, en ce moment même passés à la loupe par les experts de la CDC et quoique il en soit à partager entre la France (~36%), la Belgique (~60%) et le Luxembourg (moins de 4%), nécessitent d’une réelle prise en main par le pouvoir central: cela pour éviter, entre autres, que les actions en responsabilités même contre les propres clients de la banque (des maires et des élus locaux) se multiplient, voir que la Belgique redemande hâtivement de transformer ce partage approximatif du fardeau en une véritable JV Franco-Belge (à 50-50). Toutefois, faut-il donner à cette structure là, nécessaire bien entendu, d’autres missions que celle d’une organisation ordonnée du refinancement des collectivités Françaises ?

L’expérience de la crise des bons du trésor Italien en 2011 invite pour le moins à la prudence. La Banque Publique d’Investissements pourra certes émettre des obligations en nom propre, avec un garantie « implicite » de l’Etat Français, pour financer ses actifs ; elle pourra peut-être mobiliser une partie des ressources du Livret A pour financer tout actif existant ressemblant de près ou de loin à du logement social ; elle pourra qui-le-sait même attirer des investisseurs communautaires ou étrangers qui s’inviteront à son tour de table. Mais le risque que la qualité de l’obligation émise par la future BPI pour se financer puisse avoir des effets pervers sur la qualité des bons du Trésor de la République Française qui la garantit, implicitement, est quand même là.

Le Credit Crunch Italien nous a appris les effets qu’une obligation d’Etat mal aimée par les marchés peut avoir sur les bilans des banques de l’Etat en question. Les banques commerciales « universelles » Françaises sont peut-être plus grandes, internationales et diversifiés que leurs homologues Italienne. Mais dans un monde global, où les épidémies se répandent vite, le président Hollande à tout intérêt à ne pas fermer ultérieurement le marché du crédit Français à la concurrence Européenne, à s’attaquer aussi à défendre l’égalité de tout acteur bancaire face aux besoins de financement de « son » économie, à conserver l’amitié de ses voisins GIPSI et à bien se coordonner avec quelqu’un qui connaît bien aussi, pour les avoir étudiés et combattus en tant que commissaire Européen à la concurrence, les excès de la finance sans règles, les distorsions causés par les monopoles et leurs effets néfastes sur l’équilibre de l’Europe Continentale.

[1] Unicredit, Intesa Sanpaolo, Monte Paschi, Banco Popolare Italiano, UBI

[2] Banca Popolare di Vicenza, Veneto Banca, Banca delle Marche

BPI & CCITA_Tabs_Ponzano