tiré de:

Edmund de Waal, The Hare with Amber Eyes / Le Lièvre aux Yeux d’Ambre°

 édité par : Chatto & Windus (Random House, Londra) (2010) / Albin Michel, Paris (2011)

 

 

COMMENT ECRIRE sur cette époque ? Je lis des mémoires, le Journal tenu par Musil, j’étudie les photos de la foule ce jour-là et le jours qui suivent[1]. Je compulse la presse viennoise. Le mardi, la boulangerie Hermansky prépare du pain aryen. Le mercredi, les avocats juifs sont congédiés. Le jeudi, les non-Aryens sont exclus du club de football Schwarz-Rot. Le vendredi, Goebbels distribue des radios gratuites. Des lames de rasoir « aryennes » sont mises en vente.

 

J’ai en ma possession le passeport tamponné de Viktor et quelques lettres échangées entre les membres de la famille, que je dépose aussi sur le long de mon bureau. Je les parcours inlassablement, attendant de cette lecture une compréhension de ce qui s’est passé, de ce qu’ont éprouvé Emmy et Viktor dans leur maison du Ring[2]. J’ai rempli des dossiers de notes d’archive, mais je me rends compte que je ne peux pas travailler depuis Londres, dans la bibliothèque. Alors je retourne à Vienne, au Palais.

 

Je me tiens sur le balcon du deuxième étage […]. Agrippé au garde-corps, je baisse le regard vers le sol de marbre en imaginant la chute de la table de toilette d’Emmy […].

J’entends arriver un groupe d’hommes d’affaires dans le passage qui donne sur le Ring, en route pour une réunion, brouhaha de rire et de conversations. Les échos les plus ténus de la rue entrent en même temps qu’eux. Leur voix me font penser à Iggie[3]. Il m’a raconté comment le portier Herr Kirchner, qui, pour amuser les enfants, ouvrait le portail du palais Ephrussi avec un geste cérémonieux et un profond salut, s’était commodément absenté en laissant le portail ouvert le jour où étaient venus les nazis.

 

Six membres de la Gestapo dans leur uniforme impeccable entrèrent sans préambule. Au début, ils se montrerent extrêmement courtois, expliquant qu’ils ont ordre de perquisitionner, car on soupçonne les juifs Ephrussi d’avoir soutenu la campagne de Schuschnigg[4].

 

Une perquisition : en d’autres termes, tous les tiroirs sont arrachés, le contenu des placards renversé, chaque ornement examiné en détail. Savez-vous combien d’objets se trouvent dans la maison, combien de tiroirs, combien de pièces ? La Gestapo procède avec méthode. Ils ne se pressent pas, leurs façons ne sont pas wild (sauvages). Ils fouillent les tiroirs des petites tables du salon, éparpillent les papiers. Le bureau est démantibulé. Les catalogues classés d’incunables sont raflés à titre de preuves, le courrier dispersé en désordre. Ils sondent tous les tiroirs du cabinet italien, retirent les livres des rayonnages et les abandonnent par terre après les avoir inspectés. Ils explorent en profondeur des armoires à linge, décrochent les tableaux des murs et vérifient les châssis. Les tapisseries de la salle à manger, qui servaient de cachette pour les enfants, sont enlevées.

 

Après avoir fouillé les vingt-quatre pièces de l’appartement, les cuisines et le quartier des domestiques, la Gestapo réclame les clés du coffre-fort, de la pièce qui contient l’argenterie et du placard à porcelaines, où les pièces sont empilées service par service. Ils demandent aussi la clé du débarras à l’angle du couloir, où l’on range les cartons à chapeaux, les malles, les caisses à jouet des enfants et leurs vieux recueils de comptes d’Andrew Lang. Ils exigent enfin qu’on leur remette la clé du cabinet de la garde-robe de Viktor, qui referme les lettres d’Emmy, celles de son père et de son ancien précepteur Herr Wessel, le bon Prussien qui leur a inculqué les valeurs allemands et lui a fait lire Schiller. Ils s’emparent aussi des clés du bureau de Viktor à la banque.

 

C’est là tout un univers familial, un territoire qui embrasse Odessa, les vacances à Saint-Pétersbourg, en Suisse, dans le sud de la France, à Paris, à Kövesces et à Londres… que l’on scrute minutieusement et que l’on répertorie. Chaque objet, chaque incident est tenu pour suspect. Cet examen, toutes les familles juives de Vienne sont en train de le subir.

 

Ces longues heures s’achèvent par une concertation de pure forme, et le juif Ephrussi est accusé d’avoir déboursé 5,000 schillings pour la campagne de Schuschnigg, ce qui fait de lui un ennemi de l’Etat. Il est arrêté et emmené. […] Emmy est autorisée à occuper deux pièces sur l’arrière de la maison. J’entre dans ces pièces. Exiguës, hautes de plafond et très mal éclairées, avec une imposte dépolie au-dessous de la porte qui laisse filtrer un peu de la clarté de la cour. Elle n’a pas le droit d’emprunter l’escalier principal ni d’entrer dans les autres pièces. Plus aucun domestique à son service. Dans un premier temps, elle ne possède plus que les vêtements qu’elle porte.

 

J’ignore où Viktor et son fils Rudolf ont été conduits. Les archives ne m’ont rien appris, et je n’ai jamais questionné Iggie […]. Il est possible qu’ils aient été emmenés à l’hôtel Métropole, réquisitionné par la Gestapo pour y établir son quartier général. Il existe beaucoup d’autres prisons pour enfermer cette marée de juifs. Ils sont battus, évidemment, mais on les empêche aussi de se raser et de se laver pour leur donner un aspect « dégénéré ». En effet, il importe de répondre à l’affront déjà ancien du juif qui ne ressemble pas à un juif. Le procédé consistant à vous dépouiller de votre respectabilité, de vous retirer votre chaîne de montre, vos souliers ou même votre ceinture, ce qui vous oblige à tituber en retenant votre pantalon avec la main, est une façon de renvoyer tout le monde au shtetl[5], de vous réduire à l’essence de votre personne : errant et mal rasé, transportant ses possessions sur son dos courbé. On attend de vous que vous deveniez la réplique des caricatures du Stürmer, la feuille de chou de Streicher qui se vend dans les rues de Vienne. Ils vous volent vos verres de lunettes.

 

Le père et le fils passent trois jours emprisonnés quelques parts dans Vienne. La Gestapo a besoin d’une signature, il faut signer tel ou tel formulaire, sans quoi vous et votre fils serez envoyés à Dachau. Viktor accepte, cédant le palais et tout ce qu’il contient, ses autres biens immobiliers à Vienne, le produit de la diligence familiale, tout un siècle de possessions. On leur permet alors de franchir le portail ouvert pour prendre l’escalier de service jusqu’au deuxième étage, où se trouvent les deux pièces qui leur son dévolues.

 

Le 27 avril est déclarée la complète aryanisation de la propriété située au 14 Dr Karl Lueger Ring, anciennement palais Ephrussi. C’est l’un des premiers immeubles à recevoir une telle distinction. Alors que je me tiens à l’entrée des pièces qu’on leur a attribuées, la bibliothèque et la garde-robe, de l’autre coté de la cour, me semblent incroyablement proches. Je pense que c’est cela, le début de l’exil, quand votre foyer est en même temps présent et infiniment lointain.

 

La maison ne leur appartient plus. Elle est pleine de gens, en uniforme ou en costume, qui comptent les pièces, recensent les objets et les tableaux, emportent certaines choses. Anna est là. On lui a ordonné d’aider à emballer tout cela dans des caisses et des cartons, et on lui a dit qu’elle devrait avoir honte de travailler pour des juifs.

 

Ils ne se contentent pas de prendre les objets d’art, les bibelots et les décorations en or qui ornent les tables et les manteaux de cheminée, mais ils s’emparent aussi des vêtements, d’une pleine caisse de vaisselle en porcelaine, d’une lampe, de cannes et de parapluies. Toutes ces choses qui ont trouvé leur place dans la maison au fil des décennies, s’installant dans les tiroirs, les commodes, les malles et les vitrines, les cadeaux de mariage ou d’anniversaire, les souvenirs sont en train de quitter les lieux. On assiste là au curieux démantèlement d’une collection, d’une maison et d’une famille. C’est le moment de fracture où les belles pièces sont enlevées, et où les objets de famille, familiers, aimés, utilisés, deviennent de simples choses.

 

Afin d’évaluer les objets d’art appartenant aux juifs, des experts sont détachés par le Bureau des transferts de propriété, facilitant le vol méthodique des tableaux, livres, meubles et objets des maisons juives. Des spécialistes dépêchés par les musées estiment les pièces de valeur. Dans les semaines qui suivent l’Anschluss, musées et galeries bourdonnent d’activité : on rédige et on copie des courriers, on établit des listes et des fiches spécifiant la provenance et l’attribution des œuvres, et on répertorie chaque tableau, meuble et objet. La moindre chose suscite des intérêts contradictoires.

 

La lecture de ces documents me renvoie à la vie de Charles à Paris. Amateur d’art, passionné et diligent dans ses recherches et ses recensements, dans sa vie d’érudit, ses vagabondages pour réunir des informations sur ses peintres favoris, sa collection de netsukes[6].

 

Les historiens d’art n’ont jamais été aussi utiles, ni leurs avis écoutés avec autant d’attention qu’en ce printemps 1938 à Vienne. Et comme l’Anschluss a pour conséquence l’éviction des juifs de toutes les instances officielles, les opportunités ne manquent pas pour les candidats qualifiés. Deux jours après l’Anschluss, Fritz Dworshak, jusque là conservateur de la collection de médailles, est nommé directeur du Kunsthistorisches Museum. La dispersion de toutes les œuvres d’art confisquées, annonce-t-il, est « une opportunité d’expansion exceptionnelle et unique […] dans des domaines très variés ».

 

Il n’a pas tort. La plupart des objets d’art seront vendus ou mis aux enchères afin de réunir des fonds pour le Reich. Certains seront proposés à des marchands d’art en échange d’autres pièces. Le Fürher s’en réserve une partie pour le musée qu’il projette de créer à Linz, sa ville natale, tandis que le reste est réparti dans les musées nationaux. Berlin surveille les opérations de très près. « Le Fürher a l’intention de décider personnellement de l’usage qui sera fait des biens saisis. Il envisage en priorité de mettre les œuvres d’art à la disposition des petites villes autrichiennes, afin d’enrichir leurs collections ». Les dirigeants nazis sélectionnent pour leurs collections privées des tableaux, des livres et des pièces d’ameublement.

 

Au palais Ephrussi, le travail d’estimation est en cours. Tout le contenu de cette caverne aux trésors est soumis à un examen méticuleux. C’est ainsi que font les collectionneurs. Dans le jour grisâtre qui tombe de la verrière de la cour, tous les objets de cette famille juive sont mis en accusation.

 

La Gestapo rédige des rapports assez acerbes sur le goût que révèlent ces collections, tout en notant que trente des tableaux Ephrussi sont « bons pour le musée ». Trois toiles de maîtres sont directement attribuées à la « galerie des peintures » du Kunsthistorisches Museum, six autres à la Galerie autrichienne, une est vendue à un marchand. Deux terres cuites et trois tableaux sont rachetés par un collectionneur et dix peintures sont cédées à un marchand de la Michaelerplatz pour la somme de 10,000 schillings. Et ainsi de suite.

 

Bon nombre « d’objets d’art et de pièces de belle facture n’ayant pas leur place dans un bureau » sont confiées au Kunsthistorisches Museum et au Naturhistorisches Museum. D’autres objets du même genre sont placés au Dépôt des biens mobiliers, un gigantesque entrepôt où divers organismes peuvent venir faire leur choix. Les tableaux les plus remarquables de Vienne sont photographiés et classés dans dix albums reliés en cuir qui sont envoyés à Berlin pour que le Fürher puisse les consulter.

 

Dans cette lettre expédiée de Berlin le 13 octobre 1938 par (initiales illisibles), référence RK19694B, on trouve la note suivante : « Le Reichs Fürher SS soumet la lettre du 10 août 1938, reçue le 26 septembre 1938, sept inventaires concernant des biens et des objets d’art confisqués en Autriche ; dix albums de photographie et le catalogue sont disponibles dans nos services, les inventaires et le certificat sont joints ». Outre le « palais comprenant par cet forêt du juif Rudolf Gutmann » et « sept propriétés du patrimoine des Hasbourg et Lothringen ainsi que quatre villas et un palais d’Otto von Hasbourg », il y a des objets d’art de « Viktor Ephrussi mis sous séquestre à Vienne, n°57, 71, 81-87, 116-118 et 120-122, … Cette confiscation a été effectuée au bénéfice de plusieurs organismes : l’Autriche, les Reichs Fürher SS, le NSDAP, l’armée, le Lebensborn et autres ».

 

Pendant que Hitler étudie les albums pour faire son choix, pendant que l’on débat du sujet et que l’on médite sur la différence entre confiscation et mise sous séquestre, la bibliothèque de Viktor est déménagée : livres d’histoire, poésie grecque et latine, Ovide, Virgile et Tacite, les volumes de littérature anglaise, allemande et française, l’énorme édition de Dante à reliure de cuir, avec ses illustrations de Doré qui effrayent les enfants, les dictionnaires et les atlas, les livres de Charles venus de Paris, les incunables. Des ouvrages achetés à Odessa et à Vienne, commandés à des libraires de Londres et de Zurich, toute une vie de lectures, sont retirées des rayonnages, triés et rangés dans des caisses que l’on cloue avant de les transporter dans la cour pour les charger dans des camions. Quelqu’un, dont les initiales sont illisibles, griffonne une signature en bas d’un formulaire, et le camion démarre en toussant, franchit les portes en chêne et s’éloigne sur le Ring.

 

Il existe un organisme chargé d’identifier les bibliothèques appartenant à des juifs. En parcourant le registre des membres du Wiener Club pour 1935 (Viktor von Ephrussi en est le président), je constate que onze d’entre eux ont été spoliés de leur bibliothèque. Une partie des caisses de livres est déposée à la Bibliothèque nationale. D’abord examinés par des bibliothécaires et des universitaires, tout aussi affairés en ce temps-là que les historiens d’art, ils sont finalement dispersés entre Vienne et Berlin. Certains sont mis de côté pour la future Fürherbibliothek de Linz, d’autres sont destinés à la collection personnelle d’Hitler, d’autres encore réservés au Centre Adolf Rosenberg. Ce dernier, un des précurseurs de l’idéologie nazie, est une sommité du Reich : « l’essence de la révolution mondiale contemporaine réside dans le réveil de l’identité raciale, écrit-il avec emphase dans ses essais. Pour l’Allemagne, la question juive ne sera résolue que lorsque le dernier juif aura quitte le territoire de la Grande Allemagne ». Ces ouvrages à la rhétorique pesante se vendent alors par centaines de milliers, juste derrière le Mein Kampf. Son organisme s’est employé en particulier à la confiscation de matériaux de recherche issus de « bien juifs sans propriétaire » en France, en Belgique et en Hollande.

 

La même chose se produit partout dans Vienne. Quelques fois les juifs sont contraints de vendre leurs biens pour une bouchée de pain, afin de s’acquitter de la taxe du Reichsflucht qui leur permettra de quitter le pays. D’autres fois, on les dépouille tout simplement de leurs possessions. Que la procédure s’assortisse ou non de violence, elle s’accompagne toujours d’une nébuleuse de jargon officiel, de papiers à signer, d’aveu de culpabilité et de participation à des activités contraires aux lois du Reich. La paperasse est très abondante : l’inventaire de la collection des Gutmann occupe des pages et des pages. La Gestapo s’empare des onze netsukes de Marianne – le garçon en train de jouer, le chien, la tortue, … – ceux-là mêmes qu’elle à montrés jadis à Emmy.

 

Combien de temps prend la séparation des êtres et des choses parmi lesquelles ils ont vécu ? Les séances se succèdent au Dorotheum, hôtel des ventes aux enchères viennois. Chaque jour, on met en vente des lots confisqués, et chaque jour ils trouvent preneurs : des gens venus pour faire des affaires, des collectionneurs cherchant à enrichir leurs collections. La vente de la collection Altmann s’étale sur cinq jours. Elle débute le vendredi 17 Juin 1938 à quinze heures avec une horloge de parquet anglaise à carillon Westminster, qui part pour 30 Reichsmarks à peine. Les transactions de chaque journée sont scrupuleusement consignées, jusqu’à totaliser rien moins que deux cent cinquante entrées.

 

Voilà donc comment se passent les choses. Il est clair que dans l’Ostmark, la région orientale du Reich, il convient désormais de traiter les objets avec soin. On pèse chaque chandelier d’argent, on compte les cuillères et les fourchettes. Aucune vitrine n’est négligée, on note toutes les estampilles au bas des figurines en porcelaine. On accole consciencieusement un point d’interrogation au descriptif d’un dessin ancien; les dimensions des tableaux sont mesurées avec précision. Et pendant ce temps, leurs précédents propriétaires se font briser les côtes et casser les dents.

Les juifs ont moins d’importance que ce qu’ils ont possédé. Ce qui compte, c’est de prendre bien soin de tous ces objets, de les chérir et de leur offrir un digne foyer allemand. L’enjeu consiste à organiser une société sans juifs. Vienne est de nouveau « une station expérimentale pour la fin du monde ».

 

Trois jours après la libération de Viktor et de Rudolf, la Gestapo attribue l’appartement familial au Amt fur Wildbach und Lawinenverbauung, le Bureau de contrôle des inondations et des avalanches. Quant à l’étage noble où vivait autrefois Ignace, tout en dorures, marbres et plafonds peints, il est cédé aux services d’Alfred Rosenberg, délégué du Fürher pour le contrôle de l’instruction et de l’éducation idéologique du parti nazi.

 

J’imagine Rosenberg, silhouette mince et élégante, penché sur l’immense table Boulle du salon d’Ignace, ses papiers étalés devant lui. Son bureau est en charge de la coordination de l’orientation intellectuelle du Reich, et la besogne ne manque pas. Archéologues, écrivains et chercheurs sont tous dépendants de son imprimatur. On est au mois d’avril, et les tilleuls déroulent leurs premières feuilles. Face à lui, par les trois fenêtres, on distingue à travers les jeunes frondaisons les drapeaux nazis qui pavoisent l’université, et celui qui flotte en haut du nouveau mât érigé devant la Votivkirche.

 

Rosenberg officie juste au-dessous de l’hommage mûrement réfléchi qu’Ignace a fièrement rendu à Sion – le pari de toute sa vie sur l’assimilation : la peinture grandiose et resplendissante du couronnement d’Esther, la reine d’Israël. Mais les Juifs sont désormais bannis de Zionstrasse.

 

La 25 avril a lieu la cérémonie de réouverture de l’université. Des étudiants en costume traditionnel forment une haie d’honneur sur les marches de l’entrée pour saluer le Gauleiter Joseph Bürckel. Un système de quotas a été instauré, limitant à 2% la proportion d’étudiants et d’enseignants juifs. Les juifs souhaitant s’inscrire à l’université doivent demander une autorisation. A la faculté de médecine, 153 professeurs sur 197 ont été renvoyés.

 

Le 26 avril, Hermann Göring lance sa campagne de « transfert de propriétés ». Tout juif dont les avoirs dépassent les 5,000 Reichsmarks doit en avertir les autorités, sous peine d’arrestation.

 

Le lendemain matin, la Gestapo se présente à la Banque Ephrussi, et pendant trois jours ses agents compulsent les comptes. Au nom des nouveaux règlements, vieux de trente-six heures à peine, l’entreprise doit être proposée prioritairement à des actionnaires aryens, et au prix le plus bas. Ainsi, Herr Steinhausser, collègue de Viktor depuis vingt-huit ans, se voit offrir de reprendre l’affaire de ses partenaires juifs.

 

Six semaines ont passé depuis le plébiscite. Bien sûr que j’ai accepté le rachat, dira Steinhausser dans un entretien après-guerre sur son rôle à la banque. « Ils avaient besoin du liquide pour payer la Reichsfluchtsteuer <…> ils m’ont pressé de reprendre leurs parts, car c’était le moyen le plus rapide de se procurer de l’argent. Le prix demandé par Ephrussi et Wiener était « parfaitement normal »… 508,000 Reichsmarks, plus 40,000 pour la taxe d’aryanisation, bien entendu. »

 

Le 12 Août, la société Ephrussi et Cie est rayée du registre du commerce. Les archives emploient curieusement le mot EFFACE. Trois mois plus tard, la banque est rebaptisée Bankhaus CA Steinhausser. Dotée d’un nouveau nom et d’un propriétaire aryen, elle est réévaluée à un prix six fois plus élevé que du temps de son propriétaire juif.

 

Le palais Ephrussi, la Banque Ephrussi ont cessé d’exister à Vienne. La ville a été « nettoyée » de cette famille.

 

C’est pendant ce séjour que je me rends aux archives juives de Vienne – celles qu’Eichmann avait saisies – afin de vérifier certains détails sur un mariage. Cherchant Viktor dans un des registres, je découvre un tampon rouge officiel par-dessous de son prénom : « Israël ». Un décret a imposé aux Juifs un changement de nom. Quelqu’un a passé en revue tous les prénoms de la liste des Juifs de Vienne pour y apposer ce tampon : « Israël » pour tous les hommes, « Sara » pour toutes les femmes.

 

Je me trompais : la famille n’a pas été effacée, elle a été recouverte. Et c’est cela, finalement, qui me fait pleurer.

 

 

° from Chapters 25 « Une Opportunité Unique », pg.329-349

This post is published with the courtesy of Edmund de Waal, his family and publishers, across France, Italy and the UK

 

[1] ici l’auteur fait référence au mois de Mars et Avril 1938, et à l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne Nazie)

[2] Viktor est le fils de Charles Ephrussi, le patriarche d’une des plus grandes familles de la bourgeoisie juive du XIX siècle. Charles inspira à Proust le personnage de Swann (dans le premier volet de La Recherche du Temps Perdu). Mécènes des impressionnistes, les Ephrussi menèrent grand train entre Paris et Vienne, jusqu’à ce que le pillage nazi et la guerre les précipitent dans la tragédie. De leur splendeur, égale en son temps à celle des Rotschild et des Camondo, rien ne survivra. Le Ring est la principale avenue de la Vienne impériale

[3] Iggie est l’oncle homosexuel de l’auteur: lorsque le livre est écrit, au début des années 2000, Iggie passe une paisible retraite au Japon, avec son compagnon ; il est le fils de Viktor et Emmy

[4] Chancelier fédéral d’Autriche de 1934 à 1938, il essaya de s’opposer à Hitler et à l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne nazie

[5] En allemand standard, le shtetl est une petite ville, un grand « village » (proprement dorf en yiddish) ou un quartier juif en Europe de l’Est avant la Seconde Guerre mondiale.

[6] Des miniatures japonaises représentant toute sorte d’objets et créatures, à la façon particulièrement raffinée et soignée